L’enjeu des corridors au Proche-Orient

Si le canal de Suez demeure un point de passage incontournable des flux maritimes Europe-Asie, le Proche-Orient ne constitue pas à ce jour une zone de grands corridors terrestres (i.e. liaisons ferroviaires ou grands axes routiers reliant des ports maritimes à des ports secs), compte-tenu de la faiblesse des échanges intrarégionaux, de l’existence de ports dans chaque pays et des tensions politiques récurrentes. Les recompositions géopolitiques (accords d’Abraham) ont engendré des réflexions vis-à-vis de nouveaux schémas d’intégration économique entre le Golfe et le Levant, mais elles ne se sont pas traduites à ce stade par des projets concrets de nouveaux corridors terrestres au départ d’Israël. Par ailleurs, si la reconstruction de l’Irak et de la Syrie pourrait justifier la mise en place de corridors ferroviaires régionaux, de tels projets restent soumis à des prérequis politiques (questions syrienne et kurde notamment).
1/ Le canal de Suez demeure le corridor incontournable des flux commerciaux Europe-Asie.

Le canal de Suez voit transiter plus de 10% du trafic maritime mondial et 22% du transport de conteneurs. 20 000 navires l’ont emprunté en 2021, totalisant 1,2 Md de tonnes. Les trois quarts du trafic passant par Suez relient l’Europe à l’Asie. La moitié du tonnage est le fait de porte-conteneurs (un tiers des navires en transit), et 30% est constitué de produits pétroliers et de gaz naturel liquéfié (GNL), illustrant le rôle de verrou stratégique du canal. La zone du canal de Suez joue également un rôle important dans le transbordement de marchandises au niveau régional (Port Saïd).

Les principales options de contournement restent à ce jour peu rentables. Plus longue de 5 000 km, la voie de contournement par l’Afrique du Sud (cap de Bonne Espérance) augmente sensiblement les temps de trajet (de 10 à 12 jours selon les destinations) et in fine les coûts. La voie arctique, réactivée à la faveur du réchauffement climatique, demeure saisonnière et sous contrôle de la Russie. Les « nouvelles routes de la soie ferroviaires » entre la Chine et l'Europe, inaugurées en 2016 et en croissance depuis 2020, restent imparfaites compte tenu de nombreux obstacles : (i) coûts plus élevés et volumes largement plus limités que la voie maritime (20 000 conteneurs peuvent être transportés par un porte-conteneur, contre 150 à 200 par un train), (ii) plusieurs transbordements à effectuer, (iii) contraintes géopolitiques persistantes. De manière générale, la question des coûts restera centrale dans le maintien de la compétitivité du canal de Suez ; le choix d’une majorité d’armateurs restant conditionné à l’optimisation de leurs frais, mettant en regard les droits de passage du canal avec le surcoût en combustible des voies de contournement. La hausse des prix du pétrole, accrue par la guerre en Ukraine, même si elle s’est accompagnée d’un relèvement des droits de transit en mars 2022, renforce ainsi l’avantage comparatif du canal.

Le canal de Suez représente pour l’Egypte une pierre angulaire de son positionnement stratégique et une source majeure de revenus en devises (2% du PIB et 7% des recettes en devises). Il a fait l’objet de développements considérables ces dernières années (travaux d’élargissement, construction d’une voie parallèle ayant permis aux plus gros navires de circuler et de raccourcir le temps de traversée de 18 à 11 heures). De nouveaux travaux d’élargissement et d’approfondissement ont par ailleurs été annoncés en 2021. Le canal de Suez est au cœur de la stratégie égyptienne de hub (maritime, logistique, énergétique), qui s’articule avec les ports bordant la mer Rouge et la mer Méditerranée, la construction de ports secs et l’accroissement du fret.

2/ Les accords d’Abraham ne se sont pas encore traduits par des projets d’interconnexion terrestre

La signature des accords d’Abraham a suscité des attentes quant à la création d'un nouveau corridor terrestre reliant les Émirats arabes unis (port de Jebel-Ali) et Israël (port de Haïfa). L’objectif serait d’exploiter la capacité de rayonnement du port de Haïfa (dont la rénovation a été lancée) pour capter une partie des flux Europe-Asie et accéder aux marchés golfiques sans passer par le canal du Suez. Le corridor nécessiterait toutefois la construction d’une liaison ferroviaire reliant Haïfa à la Jordanie (dont la faisabilité technique reste à confirmer), ainsi que la construction d’une ligne ferroviaire en Arabie saoudite (qui impliquerait des préalables politiques ainsi que des financements). Par ailleurs, les conditions minimales de fluidité ne sont pas réunies pour assurer un transit régulier de marchandises entre Israël et la Jordanie, le contrôle de sécurité israélien isolant de facto le pays de son environnement proche.

La stratégie de la Jordanie, en tant que potentiel maillon terrestre, n’est pas encore arrêtée alors que sa priorité est donnée au développement du port d’Aqaba, qui apparaît en concurrence avec le port de Haïfa. Le gouvernement jordanien cherche à relancer son National Railway Network Project de 400 km entre le port d’Aqaba, en cours de réhabilitation, et le port sec de Madouna (au sud d’Amman), qui pourrait à terme connecter l’Arabie saoudite et la Syrie. Par ailleurs, un projet de zone industrielle conjointe entre Israël et la Jordanie, proposé dès 1994, a été de nouveau évoqué à l’été 2022. Cette zone industrielle voulait être le pont logistique et commercial entre les deux pays, avec pour Israël la possibilité d’atteindre les marchés du Golfe en s’exonérant de la labellisation israélienne de ses produits. Les travaux d’aménagement n’ont pas commencé côté israélien. Enfin, la Jordanie souhaitait s’imposer comme une route de transit vers les pays du Golfe pour la Turquie, ainsi que (re)devenir la porte d’entrée de l’Irak, mais ces ambitions ne se sont pas concrétisées à ce stade.

3/ Des corridors régionaux pourraient émerger en Irak et en Syrie, en cas de stabilisation de la région

Le mégaprojet irakien du port d’Al-Fao, qui comprend une voie ferroviaire vers la Turquie, vise à s’inscrire dans les routes Asie-Europe et capter une partie du trafic passant par le Golfe et le canal de Suez. Alors que l’Irak ne compte actuellement qu’un seul port en eaux profondes, à Umm Qasr, le projet ambitionne de construire un nouveau port à Al-Fao pour en faire l’un des plus grands du Moyen-Orient. Le projet, lancé en 2010, avec plusieurs interruptions liées aux contextes politique et géopolitique, devrait être achevé en 2038. Il implique en outre la construction de deux tronçons de ligne ferroviaire pour assurer une interconnexion avec la Turquie (Bassora-Al Fao et Mossoul-Turquie). Cependant, la réalisation du projet se heurte à plusieurs obstacles techniques, sécuritaires et diplomatiques (relations irako-turques et question kurde).

Les enjeux de reconstruction de l’Irak et de la Syrie pourraient aussi justifier la création d’un corridor ferroviaire avec le port syrien de Lattaquié. Bien que l’Irak et la Syrie dépendent largement du transport routier pour leurs importations, ils disposent tous deux de lignes ferroviaires connectées à des ports secs, qui ne nécessitent a priori pas d’investissements massifs de réhabilitation (même si l’état de l’infrastructure syrienne est incertain).

L’Iran cherche à s’interconnecter au réseau ferroviaire irakien, notamment dans l’objectif d’accéder à terme à la Méditerranée sans être obligé de contourner la péninsule arabique. Un projet vieux de 20 ans envisage la construction d’une ligne ferroviaire reliant Shalamcheh (à la frontière Iran-Irak) et Bassora. Par rapport aux grands corridors sur lesquels l’Iran entend se positionner (Saint-Pétersbourg / Mumbai ; Émirats arabes unis / Turquie ; Chine / Turquie), qui se heurtent à de nombreux obstacles juridiques, logistiques et politiques, ce corridor est-ouest, d’envergure en apparence modeste, revêt une importance stratégique pour l’Iran (liaison à terme avec le port syrien de Lattaquié).

Le port libanais de Tripoli pourrait être relié au réseau ferroviaire syrien, ce qui nécessiterait la construction d’un chemin de fer entre Tripoli et la frontière libano-syrienne. L’enjeu serait d’arrimer le Liban dans sa région et de capter une partie des flux destinés à la reconstruction de l’Irak et de la Syrie.

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