Bilan macro-économique du Japon

Le Japon retrouve le chemin de la croissance grâce à une reprise de la consommation et des investissements. Cette croissance bénéficie de la politique monétaire ultra-accommodante poursuivie par la Banque du Japon malgré une inflation en hausse. Les effets de la chute du yen – résultant principalement du découplage des politiques monétaires japonaise et américaine – sont ambivalents, entre appui aux exportations et alourdissement de la facture énergétique d’une économie très dépendante aux importations. Dans ce contexte, le gouvernement poursuit son soutien massif à l’économie mis en place depuis le début de la crise de la covid 19, tout en déployant de nouvelles mesures au pouvoir d’achat des ménages, face à une inflation inédite.

I. Le PIB a finalement retrouvé son niveau pré-pandémique – un an après la zone euro et les Etats-Unis

La levée progressive des restrictions sanitaires, complète depuis le T2 2022, a permis au Japon de retrouver un chemin de croissance stable après une trajectoire en dents de scie jusqu’à la fin de la campagne de vaccination au T4 2021. Au T2 2022, le PIB a augmenté de 0,9% en glissement trimestriel, soit le 3ème trimestre consécutif de croissance, permettant au PIB de retrouver le niveau pré-pandémique pour la première fois, presque un an après la zone Euro et les États-Unis

Le redémarrage de l’économie est tiré par la consommation, avec, depuis le T4 2021, une contribution à la croissance totale de 2 pp – qui devrait encore être stimulée par la réouverture du pays aux touristes depuis le 11 octobre et la reconduction des subventions aux voyages Go To Travel. L’indice PMI des services, qui avait fortement baissé pendant les restrictions alors que celui du secteur manufacturier restait robuste, s’est stabilisé au-dessus du seuil de contraction de 50, avec une moyenne de 51,6 entre avril et septembre 2022. Pour répondre à la reprise de la demande, les entreprises ont accéléré leur production, avec une hausse de +14% constatée entre mai et août. Devant le risque que leurs capacités soient insuffisantes, les entreprises ont aussi intensifié leurs investissements, avec une croissance des CAPEX de +2% au T2 2022. La reprise s’est aussi appuyée sur celle des partenaires : en septembre 2022, les exportations apparaissent en hausse de 18% en cumul annuel par rapport au niveau de la même période en 2021, qui était déjà historique (hausse néanmoins dépassée par celle des importations, à +42%).

 

II. L’inflation : entre danger pour la consommation et voie de sortie de la spirale déflationniste 

En septembre 2022, l’inflation atteignait +3,0% g.a., un record depuis 1991 (hors relèvement de la TVA en 2014) et l’éclatement de la bulle japonaise, qui avait marqué le début d’une spirale déflationniste. Le niveau actuel de l’inflation est l’effet d’un transfert inédit des hausses des prix de production aux prix à la consommation, que l'on observe depuis le T2 : l’écart entre l’indice des prix à la production (+9,7% en septembre) et à la consommation reste élevé, mais s’est fortement réduit, baissant de 8,2 pp en mars à 6,7 pp en septembre. Le maintien d’une consommation dynamique malgré les hausses de prix pourrait constituer une chance de ré-ancrer l’inflation via l’augmentation de la demande anticipée des entreprises et de leurs investissements – les CAPEX au T3 2022 sont déjà prévus en hausse de +3,2%. De fait, la faible croissance de la productivité liée au manque d’investissements représente la principale cause de stagnation des salaires japonais et de la consommation : en 2021, la productivité ne positionne le Japon qu’au 21ème rang sur 38 parmi les pays de l’OCDE. Alors qu'elle a augmenté au Japon de +25% dans le secteur manufacturier entre 2005 et 2019, les salaires réels n’ont augmenté que de 1% sur la période. A court-terme, des hausses de salaires significatives seraient indispensables pour tirer la consommation : à cet égard, même si les hausses négociées en 2021 (environ 2%) était deux fois inférieures à la demande des syndicats, la hausse annuelle record du SMIC en août (+3,3%, portant la moyenne nat. à 961¥) augure de nouvelles attitudes quant à la boucle prix-salaires alors que le syndicat RENGO a formulé une demande record +5% pour les négociations du printemps prochain.

La hausse de la productivité représente aujourd’hui le principal levier de la croissance japonaise. Sous l’effet du déclin démographique, la croissance potentielle est proche de zéro (BoJ), et n’a jamais dépassé 1% depuis les années 2000. Les réformes Abenomics n’ont été que partiellement mises en œuvre et n’ont pas créé le choc de confiance nécessaire pour relever significativement la croissance (0,9% en moyenne entre 2010 et 2019, contre 0,6 % entre 2000 et 2010). Tandis que la population totale baisse depuis 2008 – le pays devrait passer de 125 Mi d’habitants en 2020 à 90 Mi en 2060 – le facteur travail se trouve sous contrainte : le marché du travail se caractérise ainsi par un quasi plein emploi (taux de chômage à 2,6% en sept. 2022) et une pénurie de main-d’œuvre (1,34 offre par demandeur d’emploi). Les réformes mises en œuvre depuis 2012 pour renforcer la participation au marché du travail des femmes, des plus de 65 ans et de la main d’œuvre étrangère, ont augmenté la population active de 3 Mi de personnes quoique majoritairement sur une base de contrats non-réguliers. Concernant 37% des employés, occupés à 68% par des femmes, ces contrats peu rémunérés, moins protecteurs et caractérisés par l’absence de formation professionnelle tirent la productivité vers le bas. Celle-ci est par ailleurs pénalisée par plusieurs facteurs caractéristiques de l'économie japonaise : une prépondérance de PME (70% de l’emploi pour seulement 53% de la valeur ajoutée), une faible mobilité des salariés, un manque de diffusion des bonnes pratiques entre entreprises, une rémunération fondée sur l’ancienneté, un salaire minimum faible (7€/h), des pratiques d’encadrement excessif du client dans les services et un retard notable dans la transition numérique. En outre, les soutiens publics massifs versés pendant la pandémie ont contribué à la survie d’entreprises « zombies » peu productives, notamment dans le tissu régional.

 
III. Le yen faible : un facteur jusqu'ici favorable, qui pèse désormais sur la balance courante 

Si l’objectif d’inflation de 2% de la Banque du Japon a été atteint, celle-ci considère que la nature de cette inflation - transitoire et causée par un choc d’offre – est différente de celle visée par son action (une hausse durable tirée par la demande). Dans ce contexte, elle maintient toujours sa politique monétaire ultra-accommodante, craignant l’impact d’un resserrement sur une économie en perfusion monétaire depuis 10 ans. Compte tenu du différentiel important entre les rendements japonais et américains & européens, le yen est tiré à la baisse par les mouvements de vente des actifs en yen pour des actifs en dollar. Passé de 115 ¥/$ en janvier 2022 à presque 150 ¥/$ en moyenne en octobre, le yen a ainsi perdu près d’un quart de sa valeur face au dollar.

Un yen faible, favorisant les exportations, est traditionnellement perçu comme positif par la BoJ. Toutefois cet avantage a été diminué par la production croissante de biens japonais directement sur leurs marchés de consommation à l'étranger. Aujourd'hui, la BoJ et le ministère des finances soulignent aussi le risque pour la stabilité financière posé par les fortes fluctuations de la monnaie. En septembre, le ministère des finances a ainsi procédé à une intervention sur les marchés de change (pour un montant d'environ 20 Mds €), la première depuis 1998, suivie par une seconde vague de trois interventions en octobre (45 Mds€). Ces interventions, qui n’ont eu qu’un effet temporaire, ne sont pas de nature à stopper la chute du yen de l’aveu même du ministère des finances. Il s’agit surtout de maîtriser la volatilité des cours, en attendant que les taux américains refluent, et qu’une inflation tirée par la boucle prix-salaires se matérialise. En toute hypothèse, le nombre de telles interventions sera limité par le volume des réserves du Japon libellées en dollar.

Le yen faible pose également le risque d’une détérioration durable du compte courant national liée à la dépendance du pays aux importations, tant pour l’approvisionnement énergétique (près de 90% depuis la catastrophe de Fukushima) que pour les produits de consommation (à hauteur de 40%). Face à un déficit commercial record, la balance courante (-73% sur janvier-août 2022) est en passe d’atteindre également des niveaux records. Ainsi, en septembre 2022, le rapport entre les prix à l’exportation et à l’importation en devise était de 73 (base 100 : 2020), soit une chute de 25% par rapport à 2020 (et de 30% pour les prix en yen).

Enfin, au-delà des facteurs conjoncturels, la dépréciation du yen s’explique aussi par la dégradation des termes de l’échange du Japon, une tendance de long terme aggravée par la crise énergétique : sur les 20 dernières années, la tendance est deux fois supérieure à celle des autres pays avancés d’Asie, et quatre fois supérieure à celle de la zone euro. Avec 22% de ses importations 2021 consacrées aux combustibles, le Japon est le pays avancé dont le commerce extérieur est le plus sensible aux cours énergétiques. En outre, l'importance du commerce extérieur pour l’économie japonaise est aujourd’hui remise en question, au regard de certains effets délétères de long terme : développé grâce à la compétitivité-prix (yen faible, politique monétaire accommodante), ce débouché aurait réduit les incitations à innover et améliorer la productivité. La contribution cumulée des investissements à la croissance est ainsi de seulement +2,1 pp depuis 2000. Toutefois, une remise en cause de la politique monétaire actuelle pourrait représenter une menace pour le financement de la dette japonaise, qui s’appuie sur l’achat quasi illimité des obligations d’Etat par la BoJ. Alors que la dette japonaise est la plus élevée au monde, à 264% PIB en 2022, toute hausse des taux d’intérêts aurait un effet majeur sur le service de la dette, s'élevant actuellement à 24,3 Tns ¥/175 Mds€.

 

IV. Les autorités poursuivent leur politique de soutien budgétaire massif à l'économie

Face à l’inflation, les autorités japonaises poursuivent la politique de soutien budgétaire massif engagée depuis le covid : après un premier plan de relance en mai 2022, le gouvernement a dévoilé fin septembre un second plan, représentant 29,1 Tns ¥ de dépenses budgétaires centrales (210 Mds €, soit 5,3% du PIB, contre 6,2 Tns ¥, soit 45 Mds € pour le précédent). Après les subventions aux prix à la pompe, le deuxième plan introduit des subventions compensant les hausses des prix du gaz et de l’électricité prévues en 2023 (20 à 30%), pour une réduction de la facture par ménage d’environ 5300¥ (38€) par mois. Au total, ces subventions pourraient coûter 110 Mds € par an, pour un impact sur le PIB nominal de +0,7%.

Ce plan de relance, qui doit être adopté d’ici la fin de la session actuelle de la Diète (10 décembre 2022), constitue le pendant budgétaire de la stratégie du « nouveau capitalisme » annoncée en juin 2022. Aussi ambitieux que flou dans ses contours, le « nouveau capitalisme » de F. Kishida prolonge les Abenomics, ainsi que les impulsions en faveur de la transformation numérique et de la transition bas-carbone données par Y. Suga. Il se démarque par un nouvel accent mis sur le capital humain et un plan de 3 Mds € sur 3 ans en faveur de la formation et reconversion de 1 Mi de travailleurs vers les métiers innovants. Au total, le plan comporte quatre volets : (i) les sciences, technologies et autres innovations (3,7 Mds€ sur 5 ans) ; (ii) les start-up, avec l'objectif de décupler les financements sur 5 ans, y compris via le GPIF, le premier fonds de pension au monde ; (iii) la transformation verte, qui nécessiterait 1 100 Mds€ sur 10 ans, financés grâce au développement des partenariats public-privé, à l’émission d’obligations souveraines et à « l’utilisation maximale » de la production d’énergie nucléaire, à rebours de la stratégie qui avait prévalu depuis l’accident de Fukushima de 2011. Elle s'appuiera aussi sur le lancement de la « GX League » en 2023, premier marché d’échange de droits d’émissions auquel 440 entreprises, représentant 40% des émissions du Japon, ont confirmé leur participation. Enfin, (iv) en apportant des réponses aux inquiétudes relatives à la sécurité des données, l’accent nouveau mis sur la sécurité économique pourrait encourager les entreprises à déployer davantage le numérique.

Pour les autorités japonaises, l'espoir existe que le retour longtemps attendu de l’inflation marque l'amorce d’une nouvelle boucle prix-salaires qui aura un effet positif et durable sur la demande interne. Des signaux encourageants sont perceptibles : les entreprises anticipent que l’inflation va durer et s'éleverait en moyenne à 2% au cours des 5  prochaines années – soit 1 pp de plus que l’année précédente (enquêtes Tankan). Ces anticipations sont encore dépassées par celles des ménages, dont 63% estiment que l’inflation sera supérieure à 5% d’ici un an. Jusqu'ici, les augmentations de salaires qui ont été accordées ont surtout été temporaires (primes, …) et n’ont jamais compensé l’inflation – les salaires réels marquant une baisse de 1,8% g.a. en août dernier.

Publié le