I. La croissance du marché observée après 2017 interrompue par le krach de 2022

Avant une année 2022 marquée par le krach de mai et la faillite de la plateforme FTX, le marché japonais des cryptoactifs a connu une forte croissance sur 2021 (annexe 1) : la valeur des opérations a atteint 107 trillions de yens (764 Mds€, +30,5% en g.a.)[1]. La dynamique a été portée par l’essor des transactions de jetons virtuels et l’ouverture de comptes de cryptoactifs (pour atteindre 6,8 millions de comptes en mars 2023). La vente de détail et les jeux en lignes (crypto-casinos) dominent les échanges. Cette croissance a été stimulée par l’implication d’acteurs connus du grand public, grandes entreprises (Rakuten, Nexon) et banques (Mizuho, SBI). Surtout, la simplification de l’accès pour le client (opérations réalisables via internet ou smartphones moyennant des frais peu élevés) et la hausse du nombre de fournisseurs de services d’échange ont attiré de nouveaux clients parmi les usagers de 20-30 ans (en avril 2023, 30 fournisseurs étaient ainsi officiellement reconnus par le superviseur financier, la Financial Services Agency- FSA – annexe 2).

Cependant le poids relatif au niveau mondial du Japon a diminué, en partie affecté par le tour de vis des autorités initié en 2017 (voir 2e partie). Le yen, autrefois première monnaie d’échange de Bitcoins, a vu sa part de marché s’effondrer, de 60% à 1,3%[2], en moins de six ans (septembre 2017- mai 2023) au profit du dollar USD (24%) et du Tether[3] (53%). En matière de pénétration de la population, le Japon est derrière ses voisins régionaux (2,3% de la population détient des cryptoactifs en 2021, contre 3,9% en Corée du Sud et 20,2% au Viet-Nam). Enfin, le marché n’échappe pas aux fluctuations du marché mondial. Alors qu’un ralentissement était déjà observable au 2ème semestre 2021 (220 Mds€, soit -59% en g.s.), le marché japonais a observé une chute brutale de sa valorisation en 2022, marquée par le krach de mai, avec seulement 214 Mds€ échangés. Cette chute s'inscrit dans un climat de récurrences des faillites au niveau international (FTX en novembre 2022) et de recul de l’investissement dans les actifs risqués - dans un contexte de hausse des taux d'intérêt globaux (à l’exception du Japon) et d’inflation suite à l'invasion de l'Ukraine.

II. Une réglementation qui s’adapte : protection du consommateur, stabilité financière et sécurité économique

a/ A la suite de scandales, la mise en place d’un cadre réglementaire et fiscal restrictif : précurseur en matière d’introduction des cryptoactifs dans l’économie, le Japon disposait initialement d’un environnement réglementaire plutôt permissif. La reconnaissance légale du bitcoin dès 2017 – une première mondiale – en tant que moyen de paiement, a permis à différents types de sociétés de rejoindre le marché (sociétés de valeurs mobilières, de change, …). Les jetons émis ne font pas l’objet d’une loi omnibus : leur classification dans la réglementation varie selon leurs fonctions individuelles (annexes 3 et 4). Les autorités ont misé sur l’autorégulation, sous l’impulsion de la Japanese Virtual and Crypto assets Exchange Association qui propose des axes de régulation destinés aux bourses d’échanges de cryptoactifs sous réserve d’accord de la FSA.

A partir de 2017, les autorités ont clarifié et durci le régime fiscal applicable aux cryptoactifs. Les plus-values sont désormais taxées en tant que « revenus divers », à des taux supérieurs aux 20% applicables aux gains boursiers : 35% sur les bénéfices des émetteurs ; jusqu’à 55% sur les gains des utilisateurs. Ce durcissement a pu alimenter le départ d’une  partie de l’industrie fin 2018 Enfin, à la suite de plusieurs scandales de détournements de fonds (Mt. Gox en 2014 et surtout Coincheck en 2018 pour un équivalent de plus de 880 Mi d’euros), les législations sur les moyens de paiement et les instruments financiers ont encore été durcies. En particulier, les exigences d’intégrité du marché – relativement aux risques liés au blanchiment des capitaux et à la lutte contre le financement du terrorisme - et de protection des utilisateurs ont été accentuées (annexe 5). Ainsi, les bourses d’échanges de cryptoactifs doivent désormais opérer sous licence et sous supervision de la FSA et se plier à un certain nombre de mesures[4] : ségrégation des actifs des clients, gestion de 100% des actifs dans des « cold wallets »[5], respect du système d’examen préalable pour la mise en circulation de nouveaux jetons (annexe 5). La FSA exprime une vision prudente vis-à-vis de la finance décentralisée (DeFi). 

b/ Le Japon précurseur dans l’encadrement des cryptoactifs stables. Le krach de mai 2022 a conduit les autorités japonaises à accélérer leurs efforts pour réguler les cryptoactifs. Face aux risques mis en évidence, le Japon est devenu la première grande économie à introduire un cadre juridique pour les « cryptoactifs stables » (stablecoins). Une nouvelle loi, votée le 3 juin 2022, réserve l’émission de cryptoactifs stables aux institutions de dépôts (banques agréées, sociétés de transfert de fonds, sociétés de fiducie). La FSA contraint les émetteurs à obtenir une licence bancaire et/ou de transfert d’argent. En outre, les cryptoactifs stables devront être liés au yen ou à une autre monnaie digitale, et les émetteurs devront garantir aux acquéreurs le droit de les racheter à la valeur nominale. Enfin, les nouvelles mesures ciblent aussi les intermédiaires (gestionnaires de portefeuilles), en renforçant la prévention contre le blanchiment de capitaux (et le respect des obligations prévues par l’Act on Prevention of Transferts of Criminal Proceeds). Cette loi fait du Japon la première grande économie à introduire un cadre juridique relatif aux cryptoactifs stables, dans un contexte d’essor des initiatives privées : le Zipangcoin – adossé au cours de l’or – est déjà en circulation depuis février 2022. Parmi les projets notables en phase de développement figure le DCJPY, porté par le Digital Currency Forum : ce consortium, composé de 74 entreprises et d’observateurs publics (Ministry of Finance, Bank of Japan, FSA), étudie la mise en place d’une monnaie digitale stable libellée en yen, émise par les banques commerciales et adossée aux dépôts bancaires.

c/ La montée en puissance des enjeux de sécurité économique et financière. Les autorités japonaises s’inquiètent du potentiel risque systémique pour la stabilité financière, en raison de l’interconnexion croissante avec le système financier traditionnel (hausse du nombre d’institutions financières investissant dans des services de cryptoactifs ; corrélation à la hausse entre prix des cryptoactifs et indices boursiers). Nos interlocuteurs relèvent également la hausse d’activités illicites impliquant des cryptoactifs, notamment par la Corée du Nord (vol, cyberattaques). Par ailleurs, le risque de contournement des sanctions financières infligées à la Russie a souligné les enjeux de souveraineté liés à ces actifs : le MoF a ainsi révisé la législation (Foreign Exchange Act), afin d’enjoindre aux bourses d’échange de cryptoactifs de ne pas traiter les transactions de cibles faisant l’objet de gel d’actifs. Aussi, la promotion de normes internationales constitue une priorité pour le Japon (soutien aux initiatives du FSB, GAFI…voir annexe 6).

III. Crypto et pop culture : exemple d’une niche d’innovation que les autorités souhaitent soutenir

Le Premier ministre Kishida et une partie du PLD perçoivent le développement du marché des jetons non fongibles (NFT) comme l’avènement d’un nouveau type d’économie numérique, susceptible de soutenir l’ambition du pays pour le Web 3.0[6]. Les autorités sont convaincues du potentiel de la pop culture japonaise (jeux vidéo, anime, manga), qui, par son rayonnement international, représente un véritable atout pour le développement de ce marché. Les détenteurs de licences populaires sont courtisés par un nombre croissant d’entreprises locales, à commencer par les géants numériques, dont la plupart ont procédé au lancement de plateformes NFT depuis le début de l’année 2022 (Rakuten, Line, Mercari, Coincheck Inc) - mais aussi des start-up comme Double Jump Tokyo. Surtout, le dynamisme de la GameFi[7] porte la croissance de l’industrie : les leaders de l’industrie vidéoludique se lancent dans la production de contenus NFT (Sony, Capcom, Konami, Square Enix) et la FSA réfléchit à la création d’une nouvelle licence afin de favoriser le développement de ce marché.

En développement très rapide malgré l’hiver crypto de mai (+53% en 2022), le marché japonais des NFT pourrait observer un taux de croissance annuel de 38,7% jusqu’en 2028 et atteindre 8 Mds d’euros. Toutefois, la volatilité, le manque de sécurité, tout comme la nature énergivore de ce type d’actifs (le système de blockchain Ethereum - à travers lequel la majorité des NFT sont produits - nécessite une puissance de calcul considérable synonyme d’impact environnemental élevé) représentent des freins au développement du marché. En outre, un flou réglementaire demeure autour des NFT, qui relèvent d’une nature différente de celle des cryptoactifs aux yeux des autorités japonaises (annexe 4).

Le développement des cryptoactifs devrait bénéficier du volontarisme du Premier ministre Kishida, qui a fait de l’innovation numérique un axe de sa politique en faveur d’un « nouveau capitalisme » même si l’assouplissement de la fiscalité pour les entreprises du secteur et pour les particuliers n’est pas encore à l’ordre du jour. Pour être suivie d’effet, cette volonté devra surmonter certaines résistances dans un pays qui perçoit parfois  le développement des cryptoactifs comme un facteur de risque individuel ou systémique. S’agissant des enjeux de régulation à l’échelle internationale, le France pourra continuer de s’appuyer sur le Japon pour défendre la mise en place de cadre réglementaires équilibrés soucieux à la fois de promouvoir l’innovation et de maîtriser les risques.

 

Le Ministre conseiller pour les Affaires Economiques, Raphaël Keller



[1] €= 140 Y – valeur de référence mai 2023

[3] Le Tether (ou USDT) est une crypto-monnaie de type stablecoin adossé au dollar américain.

[4] Le renforcement du cadre réglementaire japonais a rencontré son premier succès : la mise en œuvre des mesures par la filiale japonaise de FTX a permis de protéger la quasi-totalité des actifs des clients japonais lors de l’effondrement de la maison mère en novembre 2022.

[5] Le « portefeuille froid » est une méthode de stockage hors ligne de monnaies virtuelles (non-connecté à internet). Elle est considérée comme le moyen le plus sûr pour conserver des monnaies virtuelles face aux risques de bugs informatiques ou de vols par piratage informatique.

[6] Le « Web 3.0 » est plébiscité par une partie du Parti Libéral Démocrate comme pilier pour le futur de la politique économique japonaise. Il s’agit d’un projet englobant centré sur la promotion des services web décentralisés, de la blockchain, des NFT et des crypto-actifs comme éléments clés.

[7] GameFi est la combinaison du gaming et de la finance décentralisée (DeFi). Elle décrit l'intégration d'applications blockchain dans le secteur des jeux à des fins de monétisation.